Extrait de la préface :
Après une enfance difficile et une adolescence en temps de guerre, Walter Bonatti débute l'escalade très jeune à la Grignetta et rêve du massif du Mont-Blanc et des Dolomites.
Malgré les dimensions modestes des tours des Grigne, le terrain aide grandement à se forger une personnalité ; Riccardo Cassin en atteste.
Le jeune Walter démontre sans tarder qu'il détient en lui une force et une volonté inconnues de ses pairs, y compris des plus forts grimpeurs.
Et surtout, sa détermination et sa ténacité hors du commun, sa patience quand la situation l'exige, alliées à son calme imperturbable et à sa capacité d'analyse instinctive, lui permettent d'avoir bien avant le départ une vision globale et précise du problème qu'il va affronter, et ce jusque dans les moindres détails pour également faire face aux imprévus.
Ses premières réalisations caractérisent déjà un jeune homme jamais totalement satisfait de ce qu'il vient d'accomplir, car ses objectifs vont largement au-delà d'une banale réalité.
Derrière son regard un peu froid et pénétrant et son sourire impassible, ceux qui le connaissaient pouvaient percevoir le feu intense qui habitait son âme ; il était si résolument tourné vers le futur qu'il ne pouvait accorder aucune joie durable au moment présent.
En tant que grimpeur, on l'a jugé «froid, calme et peut-être même un peu lent».
À ses débuts, il existait des alpinistes plus brillants et même plus doués que lui, en Italie comme ailleurs en Europe. Mais aucun d'entre eux n'était aussi calme et régulier que lui, aucun n'avait la force intérieure de la «locomotive» Bonatti. Bien sûr, il est d'abord passé là où d'autres étaient passés avant lui, et cela pouvait même prendre quelques heures de plus.
Mais ensuite, qui pour le suivre ?
Car il fallut à peine deux ans à Bonatti pour franchir des limites que personne n'avait encore imaginées. Les projets qu'il élaborait appartenaient, pour l'élite d'alors, au domaine de l'impossible.
Ainsi la face est du Grand Capucin (1951), ou le pilier du Petit Dru (1955) - qui portait son nom avant de s'effondrer en 2005.
Il s'invitait dans l'odyssée du «jamais osé» avec une maîtrise de soi qui ne générera que des imitateurs.
Car cette lucidité froide et cette pleine conscience de sa vraie valeur ne s'apprennent pas comme une quelconque technique : il faut naître avec.
Forcément ambitieux et perfectionniste, il s'entraîne systématiquement en vue de ses ascensions. Et comme tout perfectionniste, il n'est jamais vraiment satisfait de ses résultats.
En pratique, il allie le grand esprit d'entreprise d'un Riccardo Cassin et l'individualisme idéaliste d'un Giusto Gervasutti. Sa quête est celle de l'aventure parfaite : peut-être pour obtenir la revanche dont rêvent tous les Italiens de sa génération, touchés dans leur orgueil, blessés par un conflit mondial perdu, et égarés dans une guerre civile. En un mot, Bonatti devient le héros salvateur, celui qui rétablit les valeurs humaines par l'action rédemptrice.
Dans cette mission, il ne s'embarrasse guère de règles et de contraintes. C'est probablement la raison pour laquelle Ardito Desio, le chef de l'expédition au K2 en 1954, décida de ne pas l'intégrer à la cordée choisie pour l'assaut final vers le sommet.
La recherche essentielle de Bonatti s'est toujours tournée vers le progrès de l'homme, tout en évitant de se mettre lui-même en avant.
C'était davantage une conséquence qu'une cause.